CHAPITRE 5

— Ne touche pas à ça.

Cabri écarta lentement la main du fouet placé dans son orifice de rangement.

— Tout ce que vous faites, c’est de me donner des ordres, se plaignit-il.

— Exact.

C’est comme d’être enfermé dans une boîte, songea Ki, tandis que quelqu‘un en martèlerait le sommet. Les plaintes persistantes de Cabri et les réponses à mi-voix de Vandien servaient de contrepoint au chant irritant des insectes nocturnes. Elle se rapprocha de Vandien et, malgré la moiteur du soir, trouva du réconfort dans la chaleur qu’il dégageait. Ils auraient dû s’arrêter pour la nuit plusieurs heures auparavant. Peut-être Vandien essayait-il de rattraper le temps perdu durant la matinée. Peut-être craignait-il la conversation qu’il faudrait avoir et les disputes auxquelles il fallait s’attendre. Ils seraient bientôt forcés d’y faire face : les grands chevaux avaient besoin de souffler. Sigurd agitait la tête avec irritation, dans l’espoir de voir les rênes s’assouplir un peu.

— Tu n’as pas besoin de tirer si fermement sur les rênes ; ils savent ce qu’ils font, lança-t-elle à Vandien.

Il se redressa. C’était les premiers mots qu’elle prononçait depuis des heures.

— Tu te sens mieux ? demanda-t-il.

— Non. Juste plus engourdie. Je hais ce qui s’est produit, mais il n’y a aucun moyen d’y remédier.

— Vandien ? recommença Cabri.

— Non, lui répondit aimablement Vandien.

Le garçon leur tourna le dos, tous ses muscles tendus. Ki fut touchée par la façon dont il penchait tristement la tête. Elle eut pitié de lui.

— Qu’est-ce qu’il y a, Cabri ?

Il s’éclaircit la gorge, mais sa voix était encore étranglée.

— Qu’est-ce que j’aurais dû faire, selon vous ? Je croyais qu’ils allaient tous nous tuer.

Vandien répondit, d’une voix grave mais douce :

— Demeurer silencieux. Attendre. Je sais que ça aurait été difficile. Mais il est préférable de garder ses meilleurs atouts tant qu’on ne sait pas ce que l’adversaire place en face sur le tapis.

— S’ils avaient été sur le point de nous tuer... si vous aviez su qu’ils allaient le faire... est-ce que vous leur auriez parlé des Tamshins ?

— Je l’ignore. (Vandien se montrait totalement honnête.) Il est difficile de dire ce que je ferais face à la mort, en particulier face à la promesse d’une mort douloureuse. Et encore plus de savoir ce que je dirais si je savais pouvoir protéger mes amis de la mort en trahissant des étrangers. J’aimerais pouvoir affirmer que je tomberais au combat, en en emportant quelques-uns avec moi. Mais d’après ce que je sais des Brurjans, je n’aurai guère de chance d’y parvenir.

Il regarda le garçon par-dessus l’épaule de Ki pour voir si ses paroles avaient un quelconque impact.

— C’est un peu comme essayer de dire ce qu’on refuserait de manger en étant affamé. Si on a suffisamment faim, un chou pourri et un rat mort ne sont pas si mal que ça.

Ki ne demanda pas comment il savait ça.

— Mais ils allaient nous tuer, insista Cabri.

Vandien soupira.

— Oublie ça, Cabri. Ce qui est fait est fait. Mais si un tel événement doit se reproduire, reste immobile et silencieux. Observe-nous, Ki ou moi, pour savoir quoi faire. Quoi que tu puisses penser. Ou savoir.

Il avait ajouté ces derniers mots à contrecœur. Mais ils désamorcèrent la tension et une atmosphère plus paisible retomba sur le chariot qui oscillait doucement. La porte de la cabine s’ouvrit derrière le siège.

— N’allons-nous donc jamais nous arrêter ? se plaignit Saule.

Vandien ne répondit pas mais dirigea l’attelage vers le bas-côté. L’endroit n’avait rien de spécialement accueillant ; il n’y avait rien de mieux en vue non plus. Le désert herbeux s’étendait dans toutes les directions, paysage légèrement ondulant, jamais au point, cependant, de donner naissance à une vallée ou une colline. Les pâturages de la journée passée et les fermes abandonnées de la matinée avaient cédé le terrain à des étendues d’herbe grasse parsemées de bancs de sable. Les chevaux n’auraient pas grand-chose à brouter, ce soir. Ils allaient avoir besoin de céréales.

L’attelage s’arrêta et Cabri bondit au sol avec une souplesse digne de son surnom. Ki le suivit avant de relever brièvement les yeux vers Vandien. Celui-ci se déplaçait aussi lentement qu’un vieux chien arthritique. Ki se sentit soudain très coupable. Comment pouvait-elle avoir oublié l’état de ses côtes ?

— Vas-y doucement, lui conseilla-t-elle. Je vais m’occuper du harnais des chevaux et installer le campement. Puis j’examinerai tes côtes.

— N’importe quelle excuse pour m’enlever mes vêtements, marmonna-t-il.

Mais il n’arriva pas à provoquer un sourire. Ki secoua la tête.

Les chevaux furent ravis d’être libérés de leur harnais mais ne manifestèrent guère d’enthousiasme face à l’herbe d’un vert grisâtre vers laquelle elle les conduisit. Tous deux burent avidement l’eau qu’elle versait dans leur baquet. Après qu’ils eurent bu, elle leur donna à manger et essuya la sueur qui constellait leur robe grise et râpeuse. Sigurd avait une plaie infectée au cou. Elle alla chercher du baume pour la traiter, remarquant que Vandien donnait à Cabri et Saule les instructions nécessaires à l’installation du campement. Il lui décocha un sourire depuis l’endroit où il se trouvait, appuyé contre un édredon plié par-dessus l’une des roues du chariot. Cabri était agenouillé près d’un feu couvant, tandis que Saule versait de l’eau du tonneau dans la bouilloire.

La plaie sur le cou de Sigurd n’était pas belle à voir ; elle finit par expulser la larve tremblotante d’une mouche parasite. Ki nettoya la blessure avant d’y étaler le baume. Sigurd, qui fouillait le sol à la recherche des dernières traces de grain, ne lui prêta aucune attention. Ki soupira et essuya ses mains collantes le long de sa tunique. Peut-être trouveraient-ils demain une rivière où elle pourrait se laver. Vandien en serait ravi : il pourrait utiliser ses côtes fêlées comme une excuse pour demander à Ki de battre son linge en plus du sien.

Après avoir travaillé dans la pénombre, le petit feu lui parut très lumineux. Elle resta debout immobile quelques instants, le temps que ses yeux s’habituent. Puis quelques instants de plus, pour s’habituer à autre chose.

Saule était agenouillée auprès de Vandien, tirant doucement sa chemise par-dessus sa tête. Elle la laissa retomber au sol et lui dit quelque chose à voix basse. Tandis que Vandien levait légèrement les bras, Saule humidifia un chiffon et le pressa contre son flanc. L’hématome était violet à l’endroit où le cheval l’avait frappé, mêlé de rose et de vert sur les bords. Saule souriait tout en épongeant la peau de Vandien. Les paroles de Cabri, qu’elle avait ignorées un peu plus tôt comme témoignant simplement du caractère vindicatif et juvénile du garçon, lui revinrent soudain à l’esprit.

Elle s’avança vers le camp d’un pas vif. La bouilloire était déjà sur le feu, le ragoût commençait à bouillir. Tout avait été soigneusement préparé. Elle n’avait rien à critiquer, rien à remettre en question. Ils s’étaient occupés de tout. Elle s’accroupit près du tonneau à l’arrière du chariot afin de faire couler de l’eau dans une bassine pour laver son visage et ses mains. Cabri émergea de la cabine, tenant un plateau de pain de voyage et de fromage. Ki n’avait toujours rien trouvé à redire.

Le regard de Cabri passa de Ki à Vandien et Saule.

— La nourriture est prête, annonça-t-il d’une voix forte. On pourra manger dès que tu auras ôté tes mains de lui, Saule.

Celle-ci se mit à rire.

— Tu aimerais que ce soit toi, Cabri ? lança-t-elle d’un ton moqueur.

Mais comme elle regardait dans sa direction, son regard croisa celui de Ki. Pendant un instant, Saule parut avoir peur. Mais Ki ne dit rien et, l’instant suivant, le visage de Saule se transforma. Elle sourit — un petit sourire félin.

— Vandien me le fera savoir lorsqu’il en aura eu assez, dit-elle.

Ki se demanda si elle s’adressait vraiment à Cabri.

— Assez, dit Vandien. Ça ne m’aide guère. J’aimerais juste pouvoir prendre une profonde inspiration.

Il leva vers Ki des yeux qui n’exprimaient rien d’autre que de la fatigue.

— Vous avez utilisé de l’eau chaude ou froide ? lui demanda-t-elle.

— Froide, répondit-il laconiquement.

Ki hocha la tête pour elle-même.

— Après avoir mangé, nous essayerons de l’eau chaude avec des bourgeons de Cara émiettés.

Saule parut irritée :

— Ma mère utilisait toujours de l’eau froide sur des choses de ce genre. Pour éviter les gonflements.

— C’est tout à fait sensé, admit Ki avec bienveillance. Mais parfois la chaleur atténue la douleur.

Elle rencontra le regard de Saule et y perçut un défi. Ki n’avait aucune envie de jouer. Elle se détourna pour prendre de la vaisselle dans le coffre et la secoua pour la débarrasser des feuilles de thé dont elle était constellée. L’une des tasses contenait assez de thé pour préparer leur boisson de ce soir. Il faudrait qu’elle en rachète à Algona.

— Vandien ? demanda-t-elle par-dessus son épaule. À quelle distance se trouve Algona, selon toi ?

— Deux jours ? se hasarda-t-il à répondre.

— Plutôt trois, le corrigea Saule. Nous n’avons pas beaucoup progressé.

Ki ne dit rien mais servit le ragoût et versa le thé. Lorsqu’elle eut fini de remplir sa propre assiette et qu’elle se retourna, Saule était blottie aux côtés de Vandien. Jamais je ne m’assiérais si près d’un homme qui n’est pas le mien, songea Ki. Elle regarda la façon dont Saule lui parlait au-dessus de son repas, inclinant la tête et souriant de ses réponses laconiques, parlant doucement, comme si elle craignait que quelqu’un ne l’entende. Elle sentit une certaine opiniâtreté grandir en elle. Si Vandien ne s’en plaignait pas, elle n’en ferait rien non plus. Une petite voix dure, dans sa tête, lui demanda si elle faisait confiance au jugement de Vandien ou si elle était en train de le tester. Elle n’y répondit pas, mais se saisit de son assiette et s’assit près du feu. Cabri, assis de l’autre côté du feu, tourna les yeux vers elle. Il avait de la soupe sur le menton.

— Depuis combien de temps êtes-vous ensemble ? lui demanda-t-il soudain.

— Quoi ?

Ki releva les yeux de son assiette.

— Vous et Vandien ? Ça fait combien de temps que vous êtes ensemble ?

L’esprit de Ki eut du mal à repartir en arrière. Certaines années étaient très semblables les unes aux autres, alors que d’autres avaient été si pleines d’événements qu’elles paraissaient avoir duré plus d’un an.

— Peut-être cinq ou six ans. Plutôt sept, même, je dirais. C’est difficile à dire, Cabri. Nous ne sommes pas toujours ensemble, comme ceci. Parfois il choisit son propre chemin et moi le mien, en sachant qu’on se retrouvera quelque part sur la route. Parfois il part visiter l’endroit où il est né, pour voir les membres de sa famille qui se souviennent de lui. Parfois, lorsque le trajet est simple et ennuyeux, il part en éclaireur et me rejoint quand j’arrive à destination.

— Ça n’a pas l’air très loyal, fit observer le garçon.

Ki émit un bruit de gorge.

— Peut-être pas, pour dire les choses froidement. Mais pour les choses qui comptent, nous sommes loyaux l’un envers l’autre.

— Et les autres femmes ? Il a d’autres femmes, lorsque vous êtes séparés ? Et vous avez d’autres hommes ?

Ki le fixa au travers des flammes.

— Cette question est loin d’être polie.

Il ne se laissa pas démonter.

— Je savais que vous ne répondriez pas. Parce que vous n’en savez rien.

Elle lui décocha un regard furieux, en songeant qu’elle devait laisser la conversation s’arrêter là. Au lieu de quoi elle répondit :

— Si tu veux savoir si je lui demande de me donner le détail de chaque instant qu’il passe loin de moi, alors la réponse est non. Et lui non plus ne me pose pas la question.

— Je vois, s’amusa Cabri. Comme on dit : « pas de questions, pas de problèmes » !

Il émit un rire moqueur, un son infantile et déplaisant.

La voix de Ki était neutre.

— Cabri. Pourquoi te conduis-tu ainsi ? Tu sais faire preuve de bonnes manières quand tu le souhaites. Pourquoi te montrer aussi grossier alors que tu peux être agréable ?

— C’est là la réponse, n’est-ce pas : que je ne veux pas l’être ? Et pourquoi devrais-je me montrer poli envers des gens qui soit me grondent, soit m’ignorent ?

— Cabri... commença Ki, soudain épuisée.

Mais Saule lui toucha brusquement l’épaule.

— Vandien veut du thé. Et je vais faire chauffer de l’eau pour ses côtes.

Il y avait dans sa voix une pointe de suffisance à laquelle Ki s’interdit de réagir.

— Les bourgeons de Cara sont dans un pot d’argile fermé par un bouchon de liège, sur l’étagère près de la fenêtre, expliqua-t-elle à la jeune fille. Ne les ajoute à la préparation qu’après que l’eau aura commencé à bouillir.

Ses instructions prirent Saule par surprise. Elle acquiesça d’un hochement de tête et se retira. Ki se tourna vers Cabri.

— Aide-moi à rassembler la vaisselle et à tout ranger.

— Mais...

— Tout de suite, Cabri.

Il lui obéit en imitant la manière dont elle rassemblait verres et bols et les nettoyait avec du sable avant de les rincer en utilisant un peu d’eau. Il y eut un bref échange de mots comme Saule refusait que Cabri touchât son bol ou sa tasse. Ki n’intervint pas. Qu’ils règlent eux-mêmes leurs disputes, elle en avait assez. Et elle était fatiguée. Par la lune, elle n’aurait jamais cru pouvoir être aussi épuisée et rester debout. Et l’apparence de Vandien correspondait à ce qu’elle ressentait. Sa tête était inclinée vers sa poitrine, la tasse de thé dans sa main à côté de lui presque sur le point de se renverser. Elle s’accroupit à ses côtés pour la redresser et toucha son poignet au passage. Pas de fièvre, juste de la fatigue. Il ne bougea pas tandis qu’elle se relevait pour aller s’occuper des chevaux.

Lorsqu’elle revint à l’intérieur du cercle de lumière diffusée par le feu, Vandien était étendu sur le dos tandis que Saule déposait une pièce de tissu fumante sur ses côtes. L’odeur aromatique des Cara avait envahi le campement. Cabri était toujours accroupi près du feu, occupé à la regarder avec un air de chien affamé. Ki l’ignora pour se rendre directement auprès de Vandien. Ses yeux sombres se tournèrent vers elle tandis qu’elle s’agenouillait près de lui.

— Ça va mieux ? demanda-t-elle.

— Un peu. Pas beaucoup.

— Hum.

Ignorant Saule, elle souleva le tissu et fit doucement glisser ses doigts sur sa peau. Elle l’entendit hoqueter légèrement comme elle touchait la marque du sabot.

— Tu ferais mieux de dormir à l’intérieur du chariot, ce soir. Le sol dur et l’air froid de la nuit sont les dernières choses dont tu as besoin.

— Et ça ne me gêne pas du tout, s’empressa de dire Saule.

— Même si c’était le cas, cela n’aurait aucune importance, fit observer Ki.

Elle remit le tissu en place. Quelque chose agrippa légèrement sa cheville pendant un court instant. Elle baissa les yeux et Vandien la regarda gravement. Puis son visage s’éclaircit du sourire le plus malicieux qu’elle l’avait jamais vu arborer.

— Je devrais enfoncer le reste de tes côtes, lui lança-t-elle à voix basse.

Mais elle n’avait pu réprimer un sourire en retour. Maudit soit-il. Un jour, elle trouverait un moyen de rester fâchée contre lui.

Elle grimpa à l’intérieur de la caravane et arrangea les couvertures fripées sur la plate-forme servant de lit. Exerçant sur elle-même un contrôle inflexible, elle prépara un lit pour Saule sur le sol à côté. Elle savait bien qu’il serait inutile de demander à la jeune fille de dormir sous le chariot. Elle rassembla de quoi constituer une autre couche pour Cabri.

— Plus que douze jours, chuchota-t-elle pour se rassurer.

Elle s’immobilisa sur le marchepied.

— Et alors, qu’est-ce qui s’est passé ? demandait Saule à Vandien.

— Ensuite nous nous sommes retrouvés à Bordepin. (La douleur était perceptible dans sa voix.) Nous nous sommes aperçus que nous nous débrouillions bien mieux ensemble que séparément. Ki a fait construire un nouveau chariot et lorsqu’elle s’est mise en route, je l’ai suivie.

— Assez d’histoires, l’interrompit Ki d’une voix plus tranchante qu’elle ne l’aurait voulu.

Qui était cette fille pour demander comment ils s’étaient rencontrés et avaient décidé de rester ensemble ? Elle laissa les couvertures de Cabri tomber au sol et se retourna vers Vandien.

— Tu as besoin de repos. Je t’emmène au lit.

— Je ne dirai pas le contraire, admit Vandien en lui tendant la main.

Elle se baissa afin qu’il puisse passer son bras au-dessus de son épaule et l’aida à se remettre debout. Il s’appuya sur elle en bâillant prudemment.

Cabri fixait l’amas de couvertures :

— Il n’y a qu’un seul coussin, et si Saule doit dormir à l’extérieur, il nous en faudra deux.

— Saule pourra dormir sur le sol, à l’intérieur. Tout ça, c’est pour toi, Cabri.

— Mais je ne peux pas dormir tout seul dehors ! Et si les Brurjans revenaient ?

— Ils ne reviendront pas. Il ne t’arrivera rien.

— Mais Ki ! Vous ne pouvez pas en être sûre. C’est trop effrayant. Pourquoi ne puis-je pas dormir à l’intérieur, avec vous autres ?

— Je ne veux pas de lui près de moi ! s’écria Saule.

Ki soupira.

— Ça ne me tuera pas de dormir à l’extérieur, intervint Vandien.

Mais Ki secoua vigoureusement la tête. Sa voix était aussi tranchante qu’un poignard.

— C’est ridicule. Toutes ces querelles sont ridicules. Tu vas dormir à l’intérieur, afin de prendre le repos dont tu as besoin. Saule, tu peux dormir à l’intérieur, tant que je n’ai pas à écouter vos disputes. Cabri, je dormirai dehors afin que tu n’aies pas à avoir peur. Tout le monde est content ?

Un silence suivit ses paroles. Les deux jeunes gens étaient simplement échauffés mais Vandien paraissait choqué. Ki se sentit embarrassée. Saule s’écarta de son passage comme elle aidait Vandien à monter la haute marche menant à l’intérieur de la cabine. Il s’assit lourdement sur le lit et leva les yeux vers elle.

— Ki ? Ça va ?

— Oui, répondit-elle d’un ton vif.

Puis elle soupira :

— Je suis juste fatiguée et... Je n’ai pas de mot pour ça. Ce que j’ai vu aujourd’hui, et le fait de savoir que j’en suis en partie responsable... Je ne sais pas. Et toutes ces chamailleries. Et maintenant Cabri me fait douter : je me demande si les Brurjans ne vont pas revenir à la recherche d’une proie facile.

— Essaye de ne pas être aussi tendue, lui conseilla-t-il.

— Comment pourrais-je être ? rétorqua-t-elle.

Il eut un haussement d’épaules, suivi d’une grimace.

— J’irai mieux demain. Je pourrai t’aider davantage.

Elle tenta de se montrer plus douce envers lui.

— Moi aussi, j’irai mieux, dit-elle maladroitement.

Il lui prit la main mais Ki avait trop conscience de la présence de Saule qui les observait sur le pas de la porte. Elle pressa ses doigts entre les siens puis se libéra. Elle récupéra quelques draps et couvertures, lui en laissant toutefois l’essentiel. Elle doutait de dormir cette nuit, de toute façon. Saule mit longtemps à s’écarter de son passage, mais Ki maîtrisa son envie de pousser brusquement la jeune fille.

À l’extérieur, la tension n’était pas retombée. Cabri l’attendait.

— Est-ce qu’on va dormir près du feu ? s’enquit-il immédiatement. Ou bien sous le chariot ?

— Tu peux dormir où tu voudras. Je vais demeurer assise et monter la garde quelque temps.

— Je peux vous tenir compagnie ? lui proposa-t-il, plein d’espoir.

Elle entendit la porte de la caravane se refermer et Saule manipuler ce qui restait du loquet. Encore une chose que je vais devoir réparer, songea Ki, mais pas tout de suite. L’idée lui procura une certaine satisfaction. Cabri l’observait toujours. La lumière était derrière lui. Il se tenait debout, les épaules voûtées en avant, et son visage était plongé dans la pénombre. Il tenait ses couvertures entre ses mains, comme un enfant qui n’arrive pas à dormir par peur des croque-mitaines. Être en colère parut soudain demander trop d’effort.

— Si tu veux, concéda-t-elle. Ou tu peux dormir. Mais ne t’attends pas à ce que je sois d’une compagnie agréable. Je suis trop fatiguée et j’ai trop de soucis en tête.

— Si vous voulez... (Cabri déglutit distinctement et sa voix se fit très douce.) Je pourrais vous masser la tête. Cela ferait disparaître votre mal de tête et vous pourriez vous reposer.

Ki réalisa soudain que ses tempes menaçaient d’exploser. Auparavant, la douleur avait semblé faire partie de sa colère. Elle imagina, avec un soudain accès de torpeur, à quel point il serait agréable d’avoir quelqu’un pour dissiper cette tension par un massage.

— C’est quelque chose que ma mère m’a appris lorsque j’étais tout petit, ajouta timidement Cabri. Quelque chose que tous les guérisseurs devraient être capables de faire, disait-elle. Ça fait du bien.

— Je... Merci, Cabri, mais non, répondit-elle d’une voix fatiguée. Non, je crois que je vais juste m’asseoir tranquillement, observer la nuit et monter la garde. Mais c’était une proposition bien aimable.

— Vous ne voulez pas que je vous touche.

Son ton était irrité. Ki était trop fatiguée pour ça.

— Oui, admit-elle. C’est vrai. Je ne serais pas à l’aise.

— Pourquoi ?

Ki était en train d’arranger sa couche. Elle appuya un coussin contre l’une des grandes roues du chariot puis s’assit en tirant une courtepointe sur ses cuisses. Elle regarda Cabri.

— Pourquoi ? répéta-t-il.

— Pourquoi ne vas-tu pas te coucher ? répondit-elle.

— Je n’ai pas encore sommeil. Pourquoi seriez-vous mal à l’aise si je vous touchais ?

Ki soupira. La force de sa colère l’avait abandonnée.

— Parce que tu restes encore un étranger pour moi. Et ça me met mal à l’aise d’être touchée par un étranger.

— Combien de temps faudrait-il pour que je ne sois plus un étranger ?

Sa voix était de nouveau affectée par une note de lubricité mielleuse et nasale à la fois. Elle se demanda où il avait appris ces mots et cette façon de parler. Cela sonnait comme les propos qu’un colporteur aurait pu tenir à une catin de taverne. Elle ferma les yeux.

— Combien de temps a-t-il fallu avant que Vandien ne soit plus un étranger ?

Ki garda les yeux fermés :

— Pourquoi ne vas-tu pas le lui demander ?

— Pourquoi ne me le dites-vous pas ?

Un ton truculent, suggestif.

— Cabri. (Ki changea brièvement de position.) Pourquoi te comportes-tu comme un malotru ?

— Pourquoi vous comportez-vous comme ça ? (Il semblait blessé.) Comment pouvez-vous les laisser dormir ensemble alors que vous dormez ici, dehors ?

Elle ouvrit les yeux et reconnut la jalousie qui l’habitait. Elle comprit son raisonnement d’adolescent. Si Vandien dormait avec une fille que Cabri désirait, Cabri se vengerait en séduisant la femme de Vandien... C’était trop ridicule pour mériter un commentaire. Il fallait pourtant lui fournir une réponse. Elle tenta d’en trouver une qui mettrait fin à ses questions.

— Cabri, ne t’inquiète pas pour ça. Vandien est probablement déjà endormi. Et même s’il ne l’était pas, s’il ressentait quelque chose envers Saule et qu’elle y était réceptive, ses côtes l’empêcheraient d’agir en fonction de ce désir. Donc personne n’a à s’inquiéter de quoi que ce soit. Maintenant, tu veux bien aller te coucher ?

— Vous ne connaissez pas Saule, répondit-il d’un air boudeur.

Il jeta ses couvertures à terre et se laissa tomber dessus, en se recroquevillant sur lui-même à la manière d’un chien.

Et il connaît Saule, songea Ki. Comment ? Il n’était guère probable que cette jeune fille se soit prise d’affection pour un garçon du genre de Cabri. Pourtant, il était arrivé quelque chose entre eux, qui expliquait toute cette hostilité et cette jalousie. Oublions tout ça : il est tard et je suis fatiguée.

Pendant un moment, elle demeura assise à écouter la nuit. Les insectes ne cessaient de chanter, accompagnés du son réconfortant des sabots de Sigurd et Sigmund qui s’agitaient légèrement dans leur sommeil. Le sifflement léger des ailes d’une chouette tandis que l’oiseau passait au-dessus de leurs têtes. Pas de bruits de galop. Pas de crainte à avoir. Elle releva les genoux, contre lesquels elle appuya son front avant de se laisser aller au sommeil.

— Vandien ? chuchota Saule.

— Quoi ? demanda-t-il à contrecœur.

— J’ai peur. Je peux venir à côté de vous ?

Il soupira silencieusement. Plus tôt dans la soirée, les machinations de Saule pour rendre Ki jalouse avaient paru vaguement amusantes. Mais là...

— En quoi cela te ferait-il te sentir plus en sécurité ?

Un bref silence. Il perçut son hésitation soudaine ; il n’avait pas répondu de la manière à laquelle elle s’attendait.

— Parce que... j’ai peur de m’endormir. Je suis si fatiguée. Alors j’ai pensé que je pourrais me rapprocher et vous parler, pour rester éveillée. Pour que Cabri ne puisse rien me faire.

Elle s’était redressée et appuyait ses coudes contre le bord du lit. Il tourna la tête pour la regarder.

— Saule, je suis vraiment fatigué et mes côtes me font mal. Je ne veux pas rester éveillé pour discuter. Sois une gentille fille et laisse-moi dormir en paix.

Il avait volontairement employé un ton paternel.

— Mais...

Elle était troublée. Les choses ne se passaient de toute évidence pas comme elle l’avait imaginé. Qu’avait-elle espéré obtenir ? se demanda-t-il soudain. Elle entendit les crissements du matelas de paille et ouvrit de nouveau les yeux. Elle s’était encore rapprochée du lit.

— Vous ne comprenez pas, au sujet de Cabri. Pas du tout. Sinon vous ne dormiriez pas, vous non plus.

— Ah ? Bon, dans ce cas, pourquoi ne t’assieds-tu pas par terre pour me raconter tout ça, histoire de rester éveillée ?

— D’accord, accepta-t-elle vivement.

Elle se releva pour venir s’asseoir sur le lit à ses côtés. Il rouvrit les yeux. Dans la pénombre de la cabine, elle avait l’air très jeune.

— Cabri a du sang jore, commença-t-elle. Vous savez ce que cela signifie ?

— Je suppose que ça veut dire que l’un de ses ancêtres n’était pas humain. Son père nous l’avait dit ; je n’ai pas jugé ça particulièrement important.

— Ça ne l’est pas... d’habitude. Il y a beaucoup de sang-mêlé dans cette partie de Loveran. On voit plein de demi-Brurjans, notamment dans leurs villes garnisons. Et... d’autres métissages. Mais pas beaucoup de métis Jores, et presque jamais d’individus avec un corps humain et des yeux de Jore.

— Et alors ?

Elle se rapprocha de lui.

— Alors, ça veut dire qu’il peut... tout voir.

Elle leva la main dans un geste emphatique puis la laissa retomber de manière à frôler la cuisse de Vandien.

— Il peut espionner les rêves de n’importe qui.

Vandien bougea dans le noir pour s’écarter du contact accidentel de la jeune fille. Par la lune, ses côtes lui faisaient mal. Mais, qu’il veuille ou non l’admettre, il était à présent intrigué.

— Donc Cabri peut dire ce dont tu rêves ? En quoi cela devrait-il t’inquiéter ?

Il pouvait sentir les yeux de Saule braqués sur lui dans le noir.

— Parce qu’il se sert de ce qu’il apprend dans les rêves pour faire du mal aux gens. Pour se moquer de leurs désirs secrets ou révéler leurs erreurs et tirer parti de leurs peurs. Une fois qu’il est entré dans vos rêves, il peut changer la manière dont vous les percevez.

Saisie par l’énormité de cette pensée, elle se coula contre lui. Elle s’étendit sur le côté, face à lui, le menton appuyé sur sa main.

— Il peut changer la manière dont on perçoit ses rêves ?

— Oui.

— Et pourquoi est-ce si important ?

— Vous ne voyez pas ? Il peut s’emparer de vos secrets et les utiliser contre vous. Il peut emmener vos rêves là où ça l’arrange. Rien de ce que vous avez pu penser un jour n’est à l’abri de son espionnage. Et tout ce qu’il apprend, il le raconte. Il n’a aucun honneur.

Elle s’exprimait avec amertume, comme quelqu’un ayant été trahi. Vandien sentit qu’il approchait du cœur du problème et se tint coi.

Le silence dura. Saule se tortilla pour se rapprocher de lui. Elle portait un parfum évoquant le gingembre et l’orange. Il entendit sa respiration mais attendit qu’elle reprenne la parole.

— Une fois, souffla-t-elle, je lui ai fait confiance.

Il réprima un sourire :

— Ah ?

— Et il m’a trahi non seulement moi, mais aussi mes amis.

— En racontant ce que tu avais rêvé ?

Saule secoua impatiemment la tête et il sentit ses cheveux contre sa joue.

— Je lui ai demandé de... découvrir quelque chose pour moi. Une chose qu’il me serait utile d’apprendre. Et il l’a fait. Mais au lieu de me le dire à moi seule, il l’a raconté autour de lui en se vantant de ce qu’il savait. Donc ça n’a plus servi à rien ni à personne.

Les rebelles. Ah.

— J’imagine que tu étais très en colère contre lui.

Vandien se demanda si elle était naïve au point de se croire très fine ou si cette intrigue infantile était une façade. Il sentit la chaleur de son corps juvénile parcourir la distance entre eux. Mais il perçut également ses calculs tandis qu’elle faisait en sorte de frotter sa jambe contre la sienne. Le malaise qui s’éveillait à présent en lui n’était pas celui qu’elle cherchait à provoquer.

— Bien sûr que j’étais en colère ! Nous le sommes tous, car il nous met tous en danger. Et Kellich a dû...

— Partir, termina-t-il pour elle.

— Oui. (Elle parlait tout bas.) Tout ça par la faute de Cabri, qui ne pouvait pas fermer son clapet. Kellich dit qu’un homme qui ne sait pas garder un secret n’a aucune force et que celui qui trahit la foi des autres par appât du gain ou pour sa gloire personnelle n’a aucun honneur.

— Mmm.

Des dizaines de questions tournoyaient dans l’esprit de Vandien, mais il savait que le fait de peu parler favorisait les confidences. Lorsqu’elle se pencha et posa doucement sa main sur son bras, il ne recula pas. Les doigts de Saule lui palpèrent doucement les muscles.

— Vous êtes fort, murmura-t-elle. Plus fort que vous n’en avez l’air. Et brave. Ce que vous avez fait aujourd’hui, pour faire gagner du temps à Ki, ça demandait du courage. Et un esprit vif pour y penser.

Elle repositionna son corps plus près de lui sur le lit.

— Les hommes forts ayant le courage et l’intelligence de faire usage de leur force sont rares. Et nous avons si désespérément besoin d’eux.

Vandien sentait son souffle contre sa joue.

— Tu as tenu le même discours à Cabri lorsque tu lui as demandé de te faire une faveur ? interrogea innocemment Vandien.

Elle tressaillit, comme s’il l’avait giflée.

— Et est-ce que Kellich sait la manière dont tu recrutes pour la cause ? continua-t-il. Ou bien peut-être t’a-t-il appris la meilleure façon de recruter un homme pour travailler à ta place ?

Le silence de Saule était tendu.

— Et qu’aurais-tu fait si j’avais essayé de m’emparer d’abord de la récompense avant de faire ce que tu t’apprêtais à me demander ?

— Je vous aurais mis un coup de genou dans les côtes, espèce de... cracha-t-elle sans trouver une insulte appropriée.

Elle eut ensuite un mouvement vif, qu’il bloqua en protégeant ses côtes blessées. Mais il ne s’agissait pas d’une attaque. Elle s’était redressée brutalement, le visage entre les mains. Il l’entendit hoqueter en tremblant mais il maîtrisa sa compassion. Ces larmes pouvaient simplement constituer un autre moyen d’action lorsque la séduction échouait.

— Vous ne savez pas ce que c’est, dit-elle d’une voix émue.

— Je pourrais, si quelqu’un m’expliquait, au lieu de...

— C’est horrible ! s’écria-t-elle. Ce duc et ses gardes brurjans, avec ses permis de voyager et ses querelles interminables avec tout le monde. Pas une seule des régions voisines de Loveran ne nous fait confiance. Il a triché avec les Ventchanteuses au point qu’elles n’écoutent plus les suppliques des fermiers. Regardez autour de vous pendant le voyage : vous pensez que ces terres ont toujours été désertiques ? Lorsque la duchesse était au pouvoir, les champs de céréales de Loveran s’étalaient ici, des pâturages emplis de bétail bien gras et de moutons blancs. Maintenant notre pays tout entier se meurt. Il se meurt ! Et Kellich dit qu’à moins de ramener...

— La duchesse au pouvoir. En renversant le duc. J’ai entendu tout ça à Keddi. Je peux comprendre, si ce que tu racontes est vrai. Mais t’envoyer recruter des hommes pour sa cause...

— Kellich déteste ça autant que moi. Mais il dit que c’est comme un test. Vous restez loyal envers Ki, je l’ai senti. Et ça veut dire quelque chose, car Kellich dit qu’un homme qui reste fidèle à sa propre cause peut rester fidèle à une cause plus noble. Et il dit que si je choisis soigneusement les hommes que j’approche... mon offre n’aura jamais à être honorée. Car une fois qu’ils sont avec nous, ils voient que c’est juste et ils ne demandent rien de plus que de pouvoir faire ce qui est juste...

— Oh merde, souffla Vandien entre ses dents.

Mais elle l’avait entendu.

— Ce n’est pas du tout ce que vous pensez ! s’exclama Saule avec colère. Aucun autre homme que Kellich ne m’a jamais touchée. Et ça n’arrivera pas. Ce n’est qu’une chose que l’on fait parce qu’il est nécessaire de le faire... comme la contrebande. Parce que c’est nécessaire pour maintenir la cause en vie, pour survivre.

— Un peu comme de sacrifier ces Tamshins, aujourd’hui ?

Saule déglutit.

— Cabri a fait ça, pas moi, finit-elle par marmonner. Mais oui, si c’était pour la cause. Même les Tamshins, avec tous leurs défauts, nous aident. Ils se sont montrés prêts à mourir pour nous. Je ne dis pas que j’apprécie ce que Cabri a fait. Et ne pensez pas qu’il a fait ça pour me sauver ou quoi que ce soit du genre. Il a fait ça pour la même raison qu’il fait tout le reste : pour montrer ce qu’il sait. Mais, oui, nous attendons ce genre de sacrifice. Que nos amis meurent pour la cause.

— Oui, je suis sûr que ce petit garçon avait de fortes convictions politiques, lâcha Vandien d’un ton amer. Cela a dû le rendre plus fort tandis que les chevaux le piétinaient.

— Nous ne pouvons pas penser en terme d’une seule vie, même si c’est celle d’un enfant, chuchota Saule avec intensité. Kellich dit que la cause doit être notre famille, l’enfant, le partenaire ou le parent pour lequel nous serions prêts à mourir. Car la terre nous a créés et si nous la laissons dépérir sous la tyrannie du duc, alors nous nous serons trahis nous-mêmes ainsi que nos enfants et toutes les générations futures.

— Pour la vie que représente la terre, souffla Vandien pour lui-même en se souvenant d’un petit garçon, d’un serment et d’un sacrifice consenti longtemps auparavant.

Il était fatigué d’entendre Saule répéter ce que « Kellich disait », et il doutait qu’elle comprît la moitié des propos qu’elle tenait. Mais lui comprenait, bien mieux que la jeunesse de Saule le lui permettait, et ses mots réveillaient une douleur qu’il croyait avoir enfouie longtemps auparavant.

Ki rêvait. Les rêves l’engloutissaient comme l’eau engloutit un plongeur. Ils l’attiraient vers le bas, vers les ténèbres. Elle traversait une multitude d’images pleines de couleurs brillantes et d’ombres douces. Des paysages, des chevaux, des chariots romnis, des enfants rieurs. Ki restait à l’écart de ses rêves au sein d’un lieu obscur, les regardant passer avec sérénité. Elle vit des gens qu’elle connaissait, le grand Oscar et Rifa, pas tels qu’ils étaient à présent mais jeunes, comme à l’époque où elle était enfant. Et voici qu’arrivaient le chariot d’Aethan et le premier duo de chevaux dont elle se souvenait, Boris et Nag. Un bref coup d’œil à chacun d’eux et elle continua à feuilleter les souvenirs qui défilaient devant ses yeux mais ne la touchaient pas. Aethan revint, plus âgé et le dos voûté, puis Sven, la première fois qu’elle l’avait aperçu, d’apparence si juvénile qu’elle avait du mal à faire le lien avec le souvenir qu’elle avait de lui en tant qu’homme.

Le défilement des souvenirs ralentit soudain, pour la laisser le contempler comme elle l’avait fait autrefois, laisser courir son regard sur ses yeux bleus et sa peau claire, ses épaules larges et ses cheveux blonds et soyeux qui retombaient librement dans son dos. La chevelure d’un homme célibataire de son peuple.

Ki sentit quelque chose en elle s’éveiller à cette pensée et l’atmosphère de son rêve se chargea soudain de tension. Elle sentit passer le temps, suivant Sven au fil de ses souvenirs. Elle le vit ce jour de printemps, lorsque la caravane de Romnis avait traversé le gué de Harper. Elle le vit les joues rougies par les baisers du vent hivernal lorsqu’elle et Aethan étaient repassés par là, plus tard dans l’année. Les rêves filaient à toute vitesse, cherchant, cherchant, marquant une pause à chaque fois que Sven était entré dans sa vie avant de repartir de plus belle. Elle le vit, plus âgé, sa chemise ouverte et son torse clair couvert de sueur. Et là... ah, oui. Les rêves cessèrent de défiler. On avait trouvé.

Les lattes du sol du chariot étaient faites d’un bois clair, tout neuf, encore collantes de sève. Elle leva les yeux vers l’endroit où Sven se tenait debout, devant elle, torse nu, le dos tourné au nouveau lit recouvert de couvertures toutes neuves. Ki n’arrivait pas à respirer. Elle tremblait. Le visage de Sven était solennel. Il attendait. Il l’attendait, elle. Elle fit un pas vers lui. Elle sentit l’odeur de sa transpiration, mâle et pleine de jeunesse, ainsi que l’odeur de sa propre nervosité. Il tendit une main vers elle et ses doigts lui caressèrent le menton. Elle perçut un tremblement dans ces doigts. Il n’avait pas plus d’expérience qu’elle, et n’avait qu’un ou deux ans de plus. Et pourtant ils avaient échangé leurs promesses et à présent ils étaient libres, libres de se toucher et d’être ensemble. S’ils pouvaient trouver le courage. Elle contempla ses cheveux désormais rassemblés en une longue natte. Un homme pris, un homme qu’une femme avait réclamé pour elle. Un homme réclamé par Ki. La main de Sven retomba sur son épaule et, avant qu’il n’ait pu l’attirer à lui, elle s’approcha de lui. L’instant d’hésitation disparut et sa peau prit soudain vie, consciente de chaque frottement de celle de Sven ou de ses vêtements, tandis que l’odeur et le goût de Sven emplissaient sa bouche et ses narines. Il était si fort, si sage dans sa masculinité, si sûr de lui.

Les vêtements tombèrent au sol et le rebord en bois du lit lui érafla l’arrière des cuisses tandis qu’elle trébuchait contre lui. Elle leva les yeux pour ne regarder que son visage. Les yeux de Sven restèrent mi-clos tandis qu’il se positionnait. Il était doux, lent, prudent et pourtant, son simple contact était électrisant pour la chair inexpérimentée de Ki. Elle poussa un cri. La bouche de Sven se referma sur la sienne, avalant ses gémissements, tandis que son corps descendait contre elle...

Quelque part, une Ki plus âgée contemplait la fin incertaine de leurs ébats, témoin de leur malaise soudain tandis qu’ils se séparaient pour la première fois, puis de l’assurance avec laquelle ils s’enlaçaient une seconde fois. Elle vit beaucoup de choses dont elle ne se souvenait plus jusqu’alors ; la façon dont il s’était cogné la tête contre le mur, le cercle de marques rouges que ses dents avaient laissé sur l’épaule de Sven, les cheveux défaits de son homme s’étalant en travers de ses yeux et de sa bouche. Quelque part, une Ki plus âgée sourit tristement dans les ténèbres, partageant l’appétit de leur passion juvénile mais pas son contentement. Elle ne pouvait qu’être témoin et se souvenir. Se souvenir avec tant de précision qu’elle sentit presque les mains de Sven sur elle...

Ki releva brusquement la tête et découvrit des ténèbres emmêlées semblables à des filets humides. Elle s’agita et se débattit, puis ouvrit soudain les yeux. Elle haletait comme si elle sortait d’une course à pied. Sa tunique était collée à son dos par la transpiration. L’obscurité s’ouvrit lentement et les ombres se rassemblèrent pour récréer des formes reconnaissables.

Le feu s’était transformé en amas de braises dont le contour était parsemé d’extrémités de brindilles calcinées. La roue du chariot était bien solide derrière elle, pressée contre son dos au travers du coussin. Cette bosse à la gauche du feu, c’était Cabri, endormi dans un enchevêtrement de couvertures. Il était étendu, immobile, lui tournant le dos. Ses épaules paraissaient tendues et voûtées, comme s’il s’attendait à recevoir des coups. Il avait emporté sa colère au lit avec lui, songea Ki. Elle prit une profonde inspiration et reprit pleinement ses esprits. Un cauchemar. Disons, un songe semblable à un cauchemar dans son intensité. Elle agita les vêtements collés à sa peau couverte de sueur.

Sven. L’amour de son enfance, son mari, le père de ses enfants. Mort. Elle se prit soudain à souhaiter d’avoir Vandien à ses côtés, de pouvoir se tourner et le toucher et se consoler en songeant aux joies de sa vie présente plutôt que de penser à la douceur de ce qu’elle avait perdu. Mais il n’était pas là et il se passerait encore bien des jours et bien des milles avant qu’elle ne se retrouve enfin seule avec lui. Elle laissa sa tête retomber sur ses genoux.

Pourquoi, après toutes ces années, avait-elle rêvé de Sven ? Et pourquoi de ce moment particulier ? Était-elle en train de se remémorer l’époque où elle était aussi jeune et inexpérimentée que Saule ? Elle secoua la tête contre ses genoux.

Jeune, inexpérimentée et ignorante, oui. Mais pas aussi déplaisante, pas aussi sournoise. En tout cas, elle ne se souvenait pas de l’avoir été. Elle se demanda comment les autres l’avaient perçue.

Des murmures lui parvinrent du chariot derrière elle. Elle reconnut immédiatement la voix de Saule : la jeune femme s’exprimait à voix basse, avec intensité. Une curiosité puissante s’empara de Ki mais elle demeura immobile. De quoi ces deux-là pouvaient-ils parler ? Et avait-elle rêvé de l’homme qu’elle avait perdu parce qu’elle craignait de perdre aussi celui-ci ? C’était idiot. Elle le connaissait trop bien. Quoi qu’il ait pu être ou quoi qu’il fût, c’était un homme d’honneur. Un honneur, songea-t-elle, plus poli et plus brillant que le sien. Elle n’avait pas à craindre d’être trahie par Vandien.

— Mon amour, souffla-t-elle doucement, prononçant le mot qu’il l’entendait si rarement lui dire. Mon ami, ajouta-t-elle en puisant du réconfort dans cette pensée.

Les voix perdurèrent longtemps. Mais lorsqu’enfin elles cessèrent, Ki était endormie depuis longtemps.

Les roues du destin
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